Une réponse à nos dommages corporels
Nos cellules polyploïdes, qui possèdent des copies supplémentaires de leur génome, peuvent aider nos tissus à mieux répondre à nos blessures et à faire face aux différentes perturbations environnementales.
Deux post-doctorants, travaillant de manière indépendante, ont observé que sur des mouches, des cellules près des blessures se comportaient de manière étrange. Ils expliquent dans leur travaux de recherche que ces cellules se développent et se préparent à se diviser en dupliquant leur ADN, pour ensuite s’arrêter, il reste dans chacune une seule cellule agrandie avec de multiples copies de son génome. Lorsqu’ils ont examiné quelques jours plus tard, les endroits de blessures sur ces mouches, ils ont observé des signes indiquant que ces cellules polyploïdes, ainsi appelées, car ce ne sont pas des cellules souches, elles étaient les principaux guérisseurs des blessures. Aux endroits de la blessure, ces cellules surdimensionnées aux multiples noyaux, l’avaient rapidement refermé. Tous deux ont émis ce même constat “il n’y a aucun rapport avec des cellules souches dans la guérison”.
[ Polyploïde, définition ] Une cellule polyploïde est une cellule qui contient plus de deux ensembles complets de chromosomes. Contrairement aux cellules diploïdes qui ont deux ensembles de chromosomes (un de chaque parent), les cellules polyploïdes peuvent avoir trois, quatre ou même plus d’ensembles complets de chromosomes. Ce phénomène peut résulter de différentes causes, telles que des erreurs lors de la division cellulaire ou des processus de reproduction spécifiques à certaines espèces. Les cellules polyploïdes sont relativement courantes chez les plantes, mais elles peuvent également être présentes chez les animaux et les humains, bien que moins fréquemment.
Depuis lors, l’intérêt des deux scientifiques pour les cellules polyploïdes n’a cessé de croître. Contrairement à la plupart des cellules végétales et animales qui sont diploïdes, avec deux ensembles de chromosomes hérités de chaque parent, les cellules polyploïdes possèdent un ou plusieurs ensembles supplémentaires de chromosomes. Autrefois considérées comme des anomalies nuisibles associées à la croissance du cancer, il est maintenant clair, que la polyploïdie est un phénomène répandu chez la mouche et probablement dans notre propre corps. En effet, des données suggèrent que jusqu’à 80 % des cellules du cœur humain sont polyploïdes à l’âge adulte, alors qu’aucune ne l’est à la naissance.
Alors que les cellules polyploïdes se révèlent être courantes et cruciales, ce sujet autrefois obscur réunit désormais les chercheurs en oncologie, biologie du développement, biologie évolutive, biologie cellulaire et sciences agricoles. Environ 150 chercheurs se sont réunis en Floride en mai pour une réunion organisée par “Polyploidy Across the Tree of Life”, échangeant des informations de leurs domaines respectifs. Les recherches ont identifié plusieurs gènes impliqués dans la polyploïdie, démontrant qu’il ne s’agit pas d’un simple accident cellulaire. Les cellules polyploïdes influencent le développement de divers tissus, de la plante au cœur, et semblent être une réponse essentielle aux blessures et maladies dans les poumons, le foie et les reins humains.
La polyploïdie pourrait être une méthode de survie non seulement pour les organismes individuels, mais aussi pour des espèces entières. Environ 30 % des plantes sont entièrement polyploïdes, ce qui signifie que toutes leurs cellules possèdent deux fois ou plus le nombre de chromosomes trouvés chez leurs ancêtres. C’est également vrai pour un petit nombre d’animaux, plusieurs salamandres par exemple. Les biologistes évolutifs ont découvert que les organismes polyploïdes sont souvent désavantagés sur le plan de la compétition par rapport à leurs homologues diploïdes, ce qui soulève des questions sur la persistance de ce trait. En déterminant quand les duplications de génomes ont eu lieu il y a des millions d’années, les chercheurs aperçoivent une réponse potentielle : la polyploïdie pourrait aider les espèces à faire face à des changements environnementaux catastrophiques. À toutes sortes d’échelles spatiales et temporelles, la polyploïdie est une “réponse aux dommages”
Pendant presque un siècle, les scientifiques ont reconnu que des cellules polyploïdes peuvent apparaître de plusieurs façons (voir schéma ci-dessous). Parfois, la division cellulaire est interrompue en cours de route, et l’ADN répliqué reste coincé dans la cellule parentale au lieu d’être réparti entre les cellules filles. Dans d’autres scénarios, les cellules fusionnent pour former une seule cellule avec plusieurs noyaux. Dans chaque cas, le résultat est des cellules plus grandes. Car en devenant polyploïdes, ces cellules modifient leurs propriétés physiques.
Parfois nocives, ces cellules contribuent au développement ou à la persistance des cancers malgré la chimiothérapie et la radiothérapie. Les cellules polyploïdes peuvent également endommager les reins et le foie dans certaines conditions. Nos deux post-doctorants ont aperçu un autre rôle dans leur étude des blessures des mouches. En examinant la littérature scientifique pour des découvertes similaires, ils ont appris que d’autres groupes avaient observé l’apparition de cellules polyploïdes dans des tissus malades ou stressés, notamment dans les foies après des lésions. Ainsi, le duo a approfondi son système sur ces mouches. Ils ont constaté que le nombre de cellules polyploïdes et le nombre de noyaux et de génomes dans les cellules individuelles varient en fonction de facteurs tels que la taille de leur blessure.
Le plus important, s’ils inhibent la création de cellules polyploïdes en manipulant les gènes nécessaires au doublement des chromosomes ou à la fusion cellulaire, les blessures ne guérissent pas. Même avant que le groupe des deux post-doctorants ne rapporte la découverte, En 2013, Wu-Min Deng, biologiste des mouches à l’Université de Tulane, avait signalé le même phénomène dans les ovaires de mouches blessées. Il s’agit d’une nouvelle frontière du domaine de la biologie régénérative.
Les chromosomes se déchaînent.
Dans la plupart des espèces, les cellules ont deux ensembles correspondants d’un nombre (N) bien défini de chromosomes. Cependant, plusieurs processus peuvent conférer à des cellules normalement 2N des ensembles supplémentaires. Cette condition, connue sous le nom de polyploïdie, peut modifier l’apparence des cellules, leur donner de nouvelles propriétés et parfois conduire à de nouvelles espèces.
Expansion nucléaire
Lorsqu’une cellule commence à se diviser, chaque chromosome se duplique, formant des chromatides liées. Elles se séparent normalement et se divisent en deux cellules. Mais parfois, la séparation échoue, ce qui donne une seule cellule avec 4N et ensuite 8N chromosomes dans un noyau plus grand.
Multiplication nucléaire
Parfois, une cellule commence à se répliquer et de nouveaux noyaux se forment, chacun avec un complément chromosomique normal, mais la cellule échoue à se diviser. Chaque noyau est de taille normale mais la cellule elle-même se dilate et le nombre total de chromosomes peut doubler ou quadrupler.
Fusion cellulaire
Les cellules en difficulté peuvent se sauver en fusionnant, ce qui donne une cellule plus grande avec plusieurs ensembles de chromosomes. La polyploïdie résultante peut protéger contre la mort cellulaire mais aussi causer des réarrangements génomiques.
Création d’une nouvelle espèce
Les cellules reproductrices, ou gamètes, ont parfois 2N chromosomes au lieu du N habituel. Surtout chez les plantes, les gamètes 2N de la même espèce ou de différentes espèces peuvent fusionner et former de nouvelles espèces.
Résultats de la polyploïdie
Des cellules plus performantes
L’ADN supplémentaire qui gonfle les cellules polyploïdes stimule également la production de protéines et l’activité métabolique.
Choc génomique
Des ensembles de chromosomes supplémentaires peuvent perturber, ou choquer, la réplication de l’ADN, entraînant une aneuploïdie : des chromosomes supplémentaires, manquants ou réarrangés.
Réseaux géniques plus complexes
L’ADN dupliqué signifie que chaque gène a exponentiellement plus de connexions régulatrices avec d’autres gènes, affinant l’activité génique de la cellule.
Les deux post-doctorants accompagnés d’autres scientifiques ont également constaté le rôle des ces cellules dans le processus de guérison. Chez les mouches, certaines de ces cellules géantes comblent rapidement les plaies laissées par une piqûre, et grâce à leurs multiples copies de différents gènes, elles produisent des protéines supplémentaires qui accélèrent la guérison. Par exemple, lorsqu’une aiguille endommage les muscles, ces cellules produisent davantage de myosine, une protéine qui favorise la contraction musculaire. L’ADN supplémentaire des cellules polyploïdes peut également les rendre résistantes aux dommages causés par l’inflammation, favorisant ainsi la récupération.
Un processus similaire se produit chez les souris dont les reins ont été endommagés par des toxines, ainsi que chez les humains dont les reins ont subi des traumatismes, une déshydratation, une infection ou d’autres stress. Certains biologistes cellulaire ont rapporté que des cellules polyploïdes nouvellement formées restaurent plus rapidement la fonction rénale chez les souris blessées. Une biopsie rénale chez des personnes dont les reins sont en défaillance montrent également la présence de nombreuses cellules polyploïdes. Puis le nombre de ces cellules polyploïdes diminue progressivement chez les personnes ayant récupéré d’une insuffisance rénale aiguë.
Après leur rôle dans la réparation, les cellules polyploïdes doivent cesser leur activité pour éviter tout effet nocif de leur accumulation. Des études ont montré qu’elles peuvent provoquer des cicatrices et une insuffisance rénale chronique. Cependant, des recherches ont révélé que certains types de cicatrices peuvent aider à réguler leur nombre. Lorsqu’on a perturbé la formation de cicatrices chez les mouches blessées, les cellules polyploïdes ont continué à se former et leurs plaies ne se sont jamais complètement refermées, ce qui suggère que les tissus cicatriciels, comme la fibrose, pourraient être nécessaires pour limiter la polyploïdie.
Avant la blessure, les cellules (contours roses) de l’abdomen d’une mouche des fruits sont d’une taille à peu près égale et bien disposées (première image), mais après la fusion des cellules, elles deviennent des géants contenant de nombreux noyaux (verts).
Une protéine qui aide à contrôler la polyploïdie a été identifiée chez les mouches : l’équivalent chez la mouche d’une molécule mammifère appelée YAP1, pour régulateur transcriptionnel associé à yes1. On savait que YAP1 aide à réguler les gènes qui contrôlent la taille des organes. Il s’avère également qu’il stimule la polyploïdie dans la guérison des blessures chez les insectes et freine le processus lorsque son activité diminue. L’équipe a découvert que YAP1 a le même rôle dans les reins de souris. C’est incroyable de constater qu’il y a des choses très similaires dans l’abdomen de la Drosophile et dans le rein mammifère.
Les études sur la souris suggèrent que l’inhibition de YAP1 au bon moment pourrait rendre moins probable le développement de cicatrices nocives dans les reins endommagés. L’équipe de chercheurs étudie cette possibilité sur des modèles d’animaux. Plusieurs entreprises de biotechnologie développent des médicaments ciblant la voie YAP1 à d’autres fins, et ils pourraient également aider à contrer les effets indésirables de la polyploïdie.
Les médicaments ciblant les cellules polyploïdes pourraient aider à contrer l’un des effets les plus destructeurs : leur capacité à aider les cellules cancéreuses à résister aux traitements. Dans la plupart des tumeurs, quelques cellules se transforment en cellules géantes polyploïdes non divisantes, résistantes à la chimiothérapie ou à la radiothérapie. Ces cellules ont également des propriétés physiques qui améliorent leur capacité à quitter la tumeur et à coloniser d’autres parties du corps, selon des chercheurs de l’Université Johns Hopkins.
Une autre équipe à Johns Hopkins y a également identifié un complexe protéique clé dans la résilience de ces cellules. En inhibant l’un de ses composants, une protéine appelée CDK9, les cellules polyploïdes ne survivent plus à l’exposition à des médicaments anticancéreux, révélant une vulnérabilité potentielle dans le traitement des cancers résistants.
Si les cellules polyploïdes sont utiles à court terme dans les tissus endommagés mais problématiques dans les cancers, pourquoi persiste la polyploïdie chez certaines espèces comme le blé, les fraises et la canne à sucre ? Dans le passé, des espèces ont fusionné leurs génomes, créant des plantes avec plusieurs ensembles de chromosomes. Bien que cela puisse entraîner des traits bénéfiques comme des fruits plus gros, cela rend également les plantes plus exigeantes en nutriments et peut ralentir leur croissance. Malgré cela, la polyploïdie persiste, probablement en raison de son rôle dans la résilience au stress.
L’équipe a commencé à déterminer quand les génomes des espèces végétales sauvages se sont dupliqués pour voir s’il y avait un schéma. Ils ont découvert que de nombreuses de ces duplications ont eu lieu il y a environ 66 millions d’années, juste après qu’un astéroïde ait frappé la Terre et provoqué une extinction de masse. Cette tendance s’est confirmée dans une analyse ultérieure de dizaines d’autres génomes végétaux, révélant des vagues supplémentaires de duplications du génome entier pendant des périodes de changement climatique ou de glaciation. Par exemple, certaines espèces d’Arabidopsis sont devenues polyploïdes pendant des périodes froides au cours des 2 derniers millions d’années. En 2019, on a réussi à conclure qu’un groupe de plantes tropicales appelées Malpighiales a subi des duplications du génome entier pendant une période de réchauffement intense il y a 50 millions d’années. Ces plantes comprennent aujourd’hui environ 16 000 espèces, suggérant que la polyploïdie a été bénéfique plutôt que nuisible.
On pense désormais que la flexibilité génétique accrue offerte par plusieurs génomes permet aux polyploïdes de s’adapter rapidement à de nouveaux stress et de survivre à des événements catastrophiques. Les duplications du génome entier confèrent un avantage évolutif immédiat aux polyploïdes. Des modèles informatiques et des expériences avec des organismes numériques confirment cette idée : en environnements stressants, les polyploïdes montrent un comportement plus adaptatif et ont une meilleure survie que les organismes avec un seul génome.
Maintenant, on pense avoir identifié la raison. Dans la simulation, les gènes ont formé des réseaux d’interaction, et chez les organismes avec deux fois plus de gènes, ces réseaux ont présenté beaucoup plus de connexions. Cela leur a permis d’être plus rapides, de sauter plus loin et d’interagir de manière plus complexe avec d’autres organismes.
Cette adaptation pourrait également se produire chez les organismes vivants. Les espèces polyploïdes sont mieux équipées pour s’adapter à différents environnements en ajustant la dose de gènes et en modifiant leur comportement, leur physiologie ou leur chimie.
Cette flexibilité génétique peut être cruciale lors d’événements cataclysmiques, comme l’impact d’un astéroïde qui a tué les dinosaures. Bien que la duplication du génome entier soit généralement considérée comme une impasse évolutive, elle peut offrir des opportunités évolutives lorsqu’elle se produit au bon moment.
Ils ont ensuite utilisé la grande lentille d’eau pour étudier la polyploïdie. Ils ont induit la polyploïdie chez certains individus, puis cultivé ces versions diploïdes et polyploïdes pour observer leur réaction à des stress comme la salinité élevée ou les métaux lourds. Les plantes polyploïdes se sont avérées plus résistantes. Ils ont également étudié la polyploïdie dans les populations de lentilles d’eau, notant que bien que les plantes polyploïdes croissent plus lentement et aient des populations plus petites, elles soutiennent un écosystème de microbes plus diversifié. Cette diversité microbiologique accrue pourrait être bénéfique en permettant à l’hôte de mieux digérer différents types de nourriture ou d’améliorer sa résilience. Les cellules polyploïdes sont un mécanisme vital pour faire face aux stress, comme les blessures et les maladies.
Article connexe
Comment les cellules renforcées influent sur les cœurs et les feuilles
Des cellules géantes remplies de chromosomes supplémentaires semblent jouer un rôle crucial dans le développement des plantes et des animaux, aidant à sculpter les fleurs, les feuilles et même le cœur en développement.
Les biologistes végétaux ont découvert que les sépales contiennent des cellules géantes cruciales pour une floraison correcte. On a démontré qu’un nombre précis de ces cellules polyploïdes était nécessaire. Trop peu rendent les sépales raides et entravent la floraison, tandis que trop entraînent un étalement prématuré des pétales.
Des travaux plus récents ont révélé un signal moléculaire clé qui induit la polyploïdie dans les sépales. On a découvert que les cellules diploïdes normales se transforment en versions polyploïdes lorsque la protéine ATML1 déclenche le processus, en stimulant notamment la production de certains acides gras. La polyploïdie, stimulée par les mêmes signaux moléculaires, façonne également les feuilles ordinaires. Dans Arabidopsis, les premières cellules géantes se développent à l’extrémité d’une feuille lorsqu’elle a environ 1 semaine. Ensuite, de telles cellules apparaissent de plus en plus près de la base de la feuille, se formant à la fois sur le dessus et en dessous de celle-ci. Lorsque les plantes sont génétiquement modifiées pour produire davantage de cellules géantes polyploïdes, la feuille devient plus oblongue.
Pendant ce temps, deux post-doctorants ont découvert que le cœur en forme de tube de la mouche Drosophila est riche en cellules polyploïdes. Au cours du développement, les cellules dans la partie arrière plus grande du cœur deviennent plus polyploïdes, avec plus d’ensembles de chromosomes, et plus grandes que celles dans la partie avant. On savait que les cellules surdimensionnées aidaient à renforcer cette partie du cœur de la mouche, l’équivalent des ventricules musculaires du cœur humain. Pour tester l’idée, on a réduit les niveaux d’insuline des mouches, ce qui a diminué le nombre de cellules polyploïdes dans le cœur. Le résultat : Les mouches ont présenté l’équivalent d’une insuffisance cardiaque. En examinant des cœurs humains donnés, ces deux post-doctorants ont montré que les ventricules sont également plus sensibles à l’insuline et que les cellules y ont plus d’ensembles de chromosomes que les cellules dans les atria, les petites chambres cardiaques. Pour Wu-Min Deng, biologiste de la mouche des fruits à l’Université Tulane, cette découverte suggère que les personnes aussi peuvent devoir leur cœur en bonne santé à des cellules surchargées. “Un mécanisme conservé peut exister dans le développement du cœur humain”.
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